L'APHASIE

 

par Régine LODOMEZ

 Logopède

 

(…)  Et c’est précisément lorsqu’il défendait la cession d’une de ses entreprises devant le conseil d’administration que l’accident s’était produit.  Il n’avait plus dormi depuis deux jours, il avait fumé comme deux Turcs et un vieux moteur de Lada, il sentait depuis le matin des picotements dans le bras droit et dans la région du cœur, mais il n’y avait pas prêté plus d’attention qu’aux cernes qui lui soulignaient les deux yeux.  Et puis paf !, là, devant ses collègues, au moment de se lever et de prendre la parole, il s’était écroulé d’un coup.  Couvert de transpiration, à la fois glacé et brûlant : on avait dû l’emmener aux urgences.  Arrivée aux soins intensifs, départ immédiat pour la salle d’opération.  Trop tard.  Le sang de Marcel Poulain n’avait fait qu’un tour, entraînant un caillot droit en direction du cerveau.  Manque d’irrigation dans le lobe gauche, classique, avait diagnostiqué le chirurgien.  Classique pour la médecine, bien sûr, dévastateur pour le patient.

(…) Marcel s’était réveillé paralysé de tout le côté droit du corps, incapable de bouger le bras ou la jambe droits, la bouche à moitié insensible, et, surtout, incapable de parler.  L’aphasie qu’on appelle ça.  L’incapacité de s’exprimer.  Il pensait pourtant, Marcel.  Il ne se souvenait pas de l’accident, ni même de sa femme qui l’avait quitté pour la seconde fois la semaine précédente.  Il se souvenait de son enfance, de films qu’il avait vus des années auparavant, mais il ne savait plus rien de ce qui lui était arrivé à l’âge adulte.  Rien de la gestion de ses sociétés, rien de sa vie de coureur de jupettes.  Pour Marcel, tout cela n’avait plus aucune importance, il ne savait même plus que cela en avait eu auparavant.  Tout ce qui le paniquait, et cela le paniquait vraiment, c’est qu’il n’était plus capable d’articuler les mots qu’il avait dans la tête.  Tout ce qui sortait, c’était Maman et Nom de dieu.  Deux mots parmi tous les autres, les deux seuls rescapés qu’il parvenait à prononcer.  Tous les autres, il les gardait en lui comme s’il les avait définitivement avalés.

Pendant que ses anciens associés rachetaient ses parts dans la société, Marcel réapprenait à se débrouiller avec son corps.  D’abord se déplacer en voiturette, puis manipuler les objets de la main gauche.  Ouvrir une porte, décrocher un téléphone, découper la viande avec un couteau spécial ou ouvrir un plat surgelé pour le glisser dans le micro-ondes. 

(…)

-     Tout va bien, Monsieur Poulain, vous allez pouvoir rentrer chez vous.

Marcel a souri. (…)

-     C’est parfait.

Comme toujours.  Il dit toujours c’est parfait, c’est comme ça, c’est ce qui lui vient tout seul, qu’il réfléchisse ou qu’il ne réfléchisse pas, c’est ça qui sort.  C’est déjà mieux que Maman et Nom de Dieu.  Ça passe plus inaperçu.  En tout cas, Marcel ne choisit pas, c’est l’aphasie qui choisit pour lui.

-     Ne vous inquiétez pas, Monsieur Poulain, on va juste vérifier que tout est en ordre et, demain, vous rentrerez chez vous.  Je reviendrai vous voir tout à l’heure.

Et, comme le médecin tournait les talons, Marcel Poulain a crié :

-     Maman, pistolet !

Marcel savait bien que le médecin n’était pas sa mère, il savait bien que sa mère était morte, mais il ne suffit pas de savoir, il faut encore parvenir à le dire.

-     Qu’est-ce que vous voulez, Monsieur Poulain ?  Un verre d’eau ?  Vous avez soif ?

Marcel a pointé le doigt vers la télécommande de la télévision, sur le fauteuil.  Le docteur l’a prise dans sa main et Marcel a souri.

(…)Ça peut paraître un détail de ne pas pouvoir s’exprimer, ce n’est pas la fin du monde.  Quand on est en vacances au Mali ou en Birmanie, on fait avec.  Sauf que, précisément, les gens ne vont pas en vacances dans ces coins-là ; ils préfèrent les hôtels bien organisés où on baragouine français et anglais.  Marcel, c’est comme s’il était tous les jours en vacances dans une tribu au Mali.  Quand les gens parlent trop vite, il ne comprend pas.  Quand il veut leur parler, ce sont eux qui ne comprennent plus, à cause de ces bêtes mots, ces petits machins mous qui ne sortent plus de sa bouche, plus les bons en tout cas.  Alors, les gens le regardent, ils sourient, ou ils essayent de deviner ce que Marcel veut dire.  Mais c’est déjà trop tard.  Ce que Marcel voudrait, c’est qu’on le comprenne tout de suite, sans qu’il doive expliquer avec les mains, avec les doigts, avec les gestes. (…)

 

Extrait du livre « Ça marche ? Regard sur l’accessibilité de la personne handicapée », Ancion, Dartevelle, Dellisse, duBus, Kaufer, Kroll, Moulin, Oschinsky, Vanesse, éd. Luc Pire

 

Dans cette newsletter du mois de septembre, nous avons choisi de vous parler de l’APHASIE.

En effet, nombre d’entre nous ont été ou serons amenés à rencontrer une personne aphasique dans leur entourage proche ou lointain, dans le cadre de leur travail ou au détour d’un rayon de magasin.

 

Mais qu’est-ce que l’aphasie ?

 

Nous parlons d’aphasie lorsque, suite à une lésion du cerveau (AVC, tumeur, traumatisme cranio-cérébral, …) une ou plusieurs composantes du langage cessent de fonctionner correctement.

La personne aphasique éprouve des difficultés à s’exprimer, à comprendre ce qu’on lui dit, à lire ou à écrire.

Une personne aphasique peut souffrir de différents symptômes :

 -          L’anomie (ou manque du mot) : il s’agit, pour la personne aphasique, de la difficulté à trouver les mots qu’elle veut exprimer.  Nous pourrions, dans une certaine mesure, comparer l’anomie au fait d’avoir un mot sur le bout de la langue.

  -         Les paraphasies : la personne aphasique se trompe de mot.

 Par exemple, fourchette pour couteau ou château pour chapeau.

 -          Le jargon : la personne aphasique déforme, mêle ou invente de nouveaux mots à tel point qu’il devient impossible de comprendre ce qu’elle essaie de dire.

 -          La stéréotypie : parfois, une personne aphasique parle très peu, et les seuls mots qu’elle arrive à prononcer, quelle que soit la situation, sont toujours les mêmes. 

 Par exemple, maman ou tatata.

 -          La réduction de l’expression : la communication est réduite de façon importante.  La personne aphasique parle peu ou moins.  Elle peut aussi éprouver des difficultés à écrire.

 -          Le trouble de la compréhension : la personne aphasique éprouve des difficultés à comprendre ce que les gens lui disent.  Certaines personnes comprennent mieux les phrases courtes, d’autres comprennent plus facilement les mots isolés.

 -          Le trouble arthrique : la prononciation des sons est anormale ; elle peut être imprécise, molle ou trop rigide.  La personne aphasique qui a un trouble arthrique parle plus lentement.

Il existe plusieurs types d’aphasie.  Bien que cette classification ne soit plus tout à fait d’actualité, elle est toujours utilisée pour permettre un langage commun entre les divers acteurs de la prise en charge de l’aphasie (logopèdes, neuropsychologues, neurologues).

Par exemple, certaines personnes aphasiques comprennent correctement le langage mais éprouvent des difficultés à trouver les mots jutes ou à construire une phrase.  Leur langage est réduit, elles parlent peu.

D’autres personnes parlent beaucoup mais ce qu’elles disent est soit difficile, soit impossible à comprendre.  Ces personnes-là ont souvent des problèmes de compréhension du langage.

Dans tous les cas, l’aphasie n’affecte pas les capacités intellectuelles.

La personne aphasique sera prise en charge le plus tôt possible et de manière intensive par un logopède et éventuellement un neuropsychologue.

Le logopède fera un bilan approfondi du langage et établira un plan de traitement.

Le traitement est souvent long et fastidieux.  La durée du traitement varie selon le type et la sévérité de l’aphasie, l’évolution des symptômes, la motivation et les besoins de la personne. Dans certains cas, la récupération sera totale alors que dans d’autres le handicap restera important.

La rééducation doit se poursuivre aussi longtemps que des progrès significatifs sont observés.

 

 

Sources :

-     Les aphasies, Evaluation et rééducation, Sophie Chomel-Guillaume, Gilles Leloup, Isabelle Bernard, éd. Masson

-     « Vous connaissez une personne aphasique ? », www.aphasie.ca

-     www.aphasie.org

-     www.aphasia-international.com